Penser la psychanalyse, penser avec la psychanalyse
Oui-oui (transitivisme 5)
Il y a des Autres, ou des langues et leurs habitants, dans lesquels la question du sujet ne se pose pas selon les termes que nous connaissons dans les contrées indo-européennes et anglo-saxonnes. Par exemple le Wolof d’Afrique de l’Ouest comprend la personne dans toutes ses variétés, mais les linguistes se déchirent de querelles en querelles pour savoir s’il y a un sujet de l’énonciation dans les conversations communes, ou pas. Le prix Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr, en est une belle illustration. Le lecteur occidental y perd au fil des pages tous ses repères de temps, d’espace, et de personnes dont les individuations s’estompent en une poésie de répétitions en boucles, qui n’ont de lumière que dans un appel à l’autre de pouvoir exister comme sujet dans une langue qui ne l’a pas pensé, une langue qui en ses origines a pensé seulement les personnes dans des diversités prédestinées. Pourrions-nous entendre dans ce transitivisme peu ou pas pensé, le complexe de toutes les violences des méprises et des horreurs de la colonisations ?
Il y a des Autres aussi, porteurs de discours fermée, qui n’arrivent pas à ouvrir l’espace de leur parole au sujet. Il arrive que l’enfant l’en protège en n’y accédant pas, en restant au seuil de l’entrée dans la langue commune, comme piégé dans le miroir du regard et des mots qui le regardent. « Tu veux ma photo ? Il m’a traité ! Ta mère c’est … » et toutes les persécutions, les harcèlements qui surgissent quand un veut exister en se débarrassant d’une violence - celle de la séparation symbolique - qui est la sienne dans un mouvement pulsionnel qui lui vient de l’intérieur de son corps pour établi sa séparation, sa différence d’avec son Autre. Alors, tel les tyrans totalitaires, ils agressent l’autre dont ils se disent agressés… « c’est pas moi, c’est l’autre, c’est lui qui veut, c’est lui qui m’envahit ».
Au coeur du lien social, l’analyste est à sa tâche en ce lieu des liens pas encore symbolisés; ce lieu où le sujet n’a pas encore pu penser sa différence, sa présence comme telle, avec toute la responsabilité de son inconscient, des effets de son désir comme manque d’objet, manque à dire et savoir du et dans le monde.
J’ai reçu peu de jeunes analysants strictement pris dans ce coinçage de l’entrée de l’enfant comme sujet dans les affects par lesquels se construisent en paroles les liens qui attachent l’enfant à son Autre et à ses proches, son rapport de corps à l’Autre de la langue. J’ai reçu plus souvent des adolescents et préadolescents, probablement parce qu’avant sept ans, les adultes ne s’affolent pas encore de ces bagarres identitaires, l’école assurant une contenance suffisante pour permettre leur dépassement. Mais vous aurez peut-être des exemples d’usages du numérique propre à en éclairer les fonctionnements, car nous voyons bien dans ce mouvement de l’infans à la personne, toute l’importance dans notre culture médiatique et numérique des images qui bougent et parlent, des miroirs qu’elles forment pour que ces enfants parviennent à s’identifier dans leur singularité corporelle et affective. Il n’est pas rare que l’infans s’en face un double spéculaire, un petit compagnon de jeu que lui seul voit. Ces représentations ouvrent à l’infans le truchement d’une représentation de lui-même qui n’étant pas strictement celle de son Autre, quand sa jouissance pulsionnelle le lui laisse loisible, l’ouvre à s’approprier les mots de l’Autre pour se faire sujet de ses propres affects, et se détachant ainsi des affects de son Autre les lui laisser à son compte sans en être envahit. Le double est ici une manière d’avoir vu le problème sans toujours arriver à le résoudre : se voir soi-même sans s’accorder une place dans les paroles de l’Autre parental.
Oui-Oui, jeune analysant d’une dizaine d’années, était pulsionnellement engoncé dans les affects de son Autre maternel. Il hurlait souvent « j’ai ma mère dans ma tête » ne pouvant se distancier des sentiments d’amour qu’elle faisait peser sur lui, dans des dires où il était sa raison de vivre, son Tout amour … Elle le voulait là présent avec lui, en même temps que son vivre alcoolique et droguée rendait cette vie sans réalités pleine de mensonges du monde et des hommes, fracassée de tourments pour l’enfant qui ne pouvait rien en dire, surtout pas qu’il n’aimait pas Toute sa mère… Malheureusement il eut peu d’accès aux représentations de l’homme par l’homme, tant ses capacités d’élaboration et son propre pulsionnel parasitaient son corps. Il eut donc peu d’accès à ses affects, et ensuite à ses propres sentiments. Seule la famille Simpson, dont il ne manquait aucun épisode, lui permettait de se penser, mais la présence de sa maman les rattrapait tous les deux dans leur malheur commun, et il ne put transitiver pour lui-même les récits de cette famille soudée autour des carences à symboliser la parenté comme la vie sociale, ne pouvant se délester des jouissances qui l’envahissaient et le mettaient dans l’incapacité de penser des liens et d’apprendre… La question s’est posée à nous d’une imprégnation de toxiques in utero.
« Oui-Oui », c’est ainsi qu’il était avec sa maman, le miroir-soutien de ce qu’elle affichait dans un faux self de mère parfaite, dont elle n’était pas dupe mais qu’elle défendait avec férocité, clamant tout donner à son enfant, renouvelant probablement ainsi la tragédie de sa propre enfance dont elle ne parla jamais… Son fils ne put faire autrement que de continuer à aller lui chercher sa drogue et son alcool tous les soirs, alternant ses séjours en prison et ceux chez sa mère avec la bande de copains. Bien que sachant les discours, il ne put jamais se faire sujet de ces liens, restant en le sachant sans le dire : objet tuteurant la jouissance volontaire de son Autre.
Filiations et affiliations (transitivisme 6)
Ce sont ces enfants et adolescents là, que j’ai reçus en plus grand nombre. Ils sont perdus dans la violence vécue de cette première vraie épreuve de la vie, celle d’une pulsion non identifiée jusqu’alors, ensuite plus ou moins en sourdine jusqu’à l’adolescence, et qui surgit par effraction dans leur corps sans au départ qu’ils n’y comprennent rien. L’adulte le plus souvent ne leur dit rien, parce qu’aussi il ne peut de structure pas en dire grand chose … allez mettre des mots sur la jouissance sexuelle et sur ce qu’elle vient nouer de toutes les pulsions primaires qui l’ont précédée, et comment elle doit se tresser en sentiments à tous les affects antérieurement installés pour que le sujet y trouve sa parole au défilé des discours du monde.
A ce silence vient s’ajouter la question de la mort, donc celle de la vie, quand en même temps celle de la reproduction sexuée du petit d’homme, dévoile l’interrogation des origines mythiques du sujet, le rapport sexuel en tant que scène primitive… En voilà bien des questions qui déboulonnent toutes certitudes.
Dernier des stades freudien, c’est l’instant de l’œdipe, ce moment où l’enfant doit se faire sujet dans sa culture des discours de filiation et d’affiliation qui bordent toutes les pulsions comme sexuelles, dans un rapport au manque impossible à combler. Du fait de ma lecture suivant l’entrée du sujet dans la langue puis les discours, lecture qui déplie la présence de l’Autre, passage vers son abstraction en espace symbolique, lecture qui interroge les objets de la transmission voilant le manque pour qu’il s’en dégage l’objet d’un désir, donc du fait de cette lecture, j’ai du reformuler la question œdipienne au delà de la formule freudienne des amours parentales.
Dans la séance du 30/03/1908, Freud l’interprète comme suit à un petit garçon amené par son père : « Bien avant qu’il ne vînt au monde, déjà j’avais su qu’un petit Hans naîtrait un jour qui aimerait tellement sa mère qu’il serait par suite forcé d’avoir peur de son père et je l’avais annoncé à son père. »
En effet, cette citation a prêté à querelles dans les années 50/70, parce qu’elle relève de la couleur des sentiments, sentiments bien en jeu dans ce passage œdipien, et que ceux-là variant d’une langue, d’une culture à l’autre, produisent une infinité de figures de filiation et d’affiliation, d’homme de femme ou d’enfant.
Pour l’instant j’en suis arrivée à la formulation suivante, qui ouvre à penser que suivant leurs mots et leurs coutumes, les chemins d’accès à cette humaine condition sont particuliers à chaque culture, parce qu’au delà des apparences socio-anthropologiques ( au sens de l’Institution Imaginaire de la Société de Cornélius Castoriadis), au delà donc de ces imaginaires constructions sociales ils s’articulent dans et à leurs langues respectives (sur le blog de mon site, le début de mon travail sur la post-décolonisation).
Ainsi j’écrivais en 2013 : « L'oedipe est ce fait universel constitué par l'entrée des êtres de langage un à un dans les discours de leurs langues respectives. La découverte du sexuel y interroge l’entrée de l’enfant (non mature sexuellement) puis de l’adolescent ( vers la maturité sexuelle) dans les discours de filiations et d’affiliations. Les formes de l’accueil dans ces relations n'ont quant à elles rien d'universel. Elles dépendent des représentations imaginaires et symboliques des personnes et des liens, ainsi que de leurs représentants, passeurs de cette rencontre impensée du sujet avec les signifiants de l'histoire, la sienne comme celle de son pays et de son époque. Cette rencontre est d’autant plus improbable que le sujet s’y crée autant que la société se réinvente indéfiniment avec chacun de ses nouveaux membres.»
Nous pouvons ainsi suivre non pas seulement l’imaginaire du deuil des amours infantiles chez l’enfant et l’adolescent, mais surtout la manière dont il fait à la rencontre du sexuel, manière dont il en appelle à un Autre des discours des liens pour y mettre au travail de son inconscient ses amours infantiles, et chez nous entrer dans le discours de la science. Pour s’y faire sujet il s’en approprie et travaille les repères de ce que c’est qu’être un homme ou pas, de l’animisme à la science en passant par toutes les religions, confronté à ’écart entre ce qu’il en comprend, ce qu’il en reprend et ce qu’il veut y advenir sans jamais pouvoir le rattraper sauf aux carrefours de fugaces éclairs. Ainsi peut s’approcher la psychanalyse en deçà de toute demande de cure inscrite dans sa transmission comme pratique avec une demande adulte, mais située au niveau de ses dimensions d’appel au secours, ou de demandes d’objets de consommation et de liens sociaux, la où il s’agit d’y accompagner le sujet à naître comme tel dans les discours contemporains, dont celui de la science affublée de consumérisme qui orientent le monde. Une cure peut-être après pourra venir comme demande. Mais pas nécessairement.
Annabelle (transitivisme 7)
C’est ainsi que je reçu Annabelle, une belle jolie jeune fille de 17 ans. Elle venait à la demande de son père et de sa belle-mère, tous deux enseignants. Elle n’avait rien à dire. Affalée sur la chaise, elle tripotait son smartphone dans sa poche, puis se mettait ostensiblement à en regarder divers sites. Je perturbais le cadre et l’emmenais dans mon appartement regarder sur la television, je ne sais plus quels clips vidéos, ni de quel chanteur ou chanteuse à la mode. Elle se dérida peu à peu en critiquant mes goûts de nase. Mais peu à peu aussi, elle devint attentive aux vies de dérives où je lui racontais comment certains s’écroulaient, d’autres devenaient célèbres, l’acceptaient, ou le refusaient… dans nos très subreptices échanges, au-delà de l’image commençaient à poindre les discours, le bien, le mal, les jeux de la vérité et des hasards, de la vie, de la mort… Je l’écoutais naviguer dedans. Je savais son père dans la drogue, et sa mère de naissance d’après lui dans la débilité, incapable… Je savais sa belle-mère courageuse et perdue dans tout cela, accaparée à soigner tout le monde, à la maison comme à l’école.. Elle taisait tout cela, comme si ses sentiments, son vécu ne pouvaient faire partie de sa parole… trop dangereux pour les parents, puisqu’elle était scolarisée là ils enseignaient. Elle devait taire la faute de son Autre. Mais pas seulement… pliée sous le poids de son corps pubère elle s’enfonçait dans une bêtise apparente bien utile pour ne rien trahir… identification à sa mère de naissance, que tous disaient débile ?… par moment lui échappaient des réflexions qui écroulaient cette façade : « elle a l’air heureuse avec ses succès » Moi, sans rien dire qui la touche particulièrement - je continuais de lui raconter des chansons et autres contes modernes sur les styles multiples pour s’y faire homme ou femme dans le monde. Finalement, « j’étais très con », me lançait-elle mais elle aimait bien mon salon, et elle finit - un jour où j’oubliais de lui dire - par s’exclamer sur le pas de la porte : « à la semaine prochaine ! ». Nous avions transitivé au moins cela. Nous étions à Pâques. S’en suivirent des séances où ce fut elle qui apporta le matériel. Nous regagnâmes mon bureau. Elle regardait sur YouTube une influenceuse qu’elle aimait bien. Je m’enquis de la suivre avec elle. Je n’ai aucun souvenir du contenu formel des posts. Mais je me rappelle l’autorisation qu’elle se donnait à la regarder, à s’y identifier, à la critiquer, et à vouloir être aussi drôle qu’elle… car au fond de toute cette histoire valait mieux en rire qu’en pleurer, en rire et faire rire. Elle dont tout le monde se moquait de ses réponses stupides aux questions des professeurs, riait à chaudes larmes de voir son idole faire rire volontairement des centaines d’abonnés, avec ses maladresses et autres bons mots à double sens. Discrètement, mine de rien, j’en commentais avec elle le versant symbolique, les effets de manques, d’acceptation, d’attente, de temps… Et je la surpris à me faire rire de la dérision qui commençait à lui venir d’elle même et de sa situation. Au fond, elle choisissait d’en appeler au rire, plutôt que d’en être l’objet. Les notes en classe remontèrent insensiblement, et le trouble passé prit le nom de dyslexie, avec un port de toutes nouvelles lunettes à la pointe des progrès du numérique. Objet transitionnel, qu’on peut perdre et retrouver à l’infini, et qui permet d’y voir plus clair. A quel moment avait-elle pu franchir le pas ? Peut-être en l’instant où, acceptant ma lecture des people qui constituent une partie des représentations de notre monde, de notre humanité, elle avait pu la faire sienne en m’apportant le personnage qui l’intéressait, elle, qu’elle voulait raconter, comme une manière de se raconter elle-même avec le voile qui laisse perdues une grande part des histoires vécues… en même temps, l’internet prenait enfin une dimension d’imaginaire au-delà du réel de l’écran, qui lui permettait le détachement nécessaire à penser les réalités et la vie… Nous avions ici aussi transitivé… L’année se termina sur un voeux de départ dont je ne me mêlais pas… inscrit dans une sourde défense de la débilité de sa maman. Elle voulait aller vivre chez elle, quitter sa famille recomposée actuelle, car de toute manière il faudrait bien qu’elle parte dans une grande ville pour suivre ses études après le BAC. Que voulait-elle faire ? lui demandais-je. « Infirmière, je voudrai faire psychologue, mais mes notes c’est pas encore ça… » me répondit-elle avec un grand sourire.
Que me disait-elle ? Qu’elle avait tant aimé sa belle-mère, qu’elle l’avait fait damné à courir derrière sa bêtise, parce qu’elle ne voulait pas la perdre, ni la voir se perdre à sauver d’autres qui ne le voulaient pas forcément ? Que maintenant, peut-être elle pouvait s’autoriser à suivre ses traces à elle… à travailler pour grandir avec humour… sans trahir l’amour qu’elle avait pour sa maman.
Manifestement l’objet « prendre soin » faisait surface en l’instant.
NB. toute ressemblance avec des personnes d’ici ou d’ailleurs serait purement imaginaire… ce récit est reconstruit avec l’entrelacement de plusieurs rencontres
Métaverse… Psychanalyse et numérique (transitivisme 8)
Lors de son accès aux discours, constatons l’appropriation que le sujet doit faire, de ce qui est dit de lui par l’Autre parental mère et père, frères et sœurs, mais aussi par les autres, et au-delà par l’Autre social… Pour parvenir à se penser, se vivre comme sujet dans un lien social que nous construisons ensemble. Il ne peut se penser qu’en passant par ces autres, parce qu’ils en reçoit les images, les mots, le verbe de la logique scientifique, dont l’homme contemporain se fabrique comme tel. Quels mots alors lui proposons-nous et quelle place lui faisons-nous dans notre parole pour qu’il y rejoigne ce que lui vit de lui, imagine puis le traverse en travaillant ce qu’il veut dire et en dire, partager avec tous ? Est-ce que nous lui offrons un accès suffisant au lieu de l’Autre trésor de tous les signifiants, ou lui en bouchons-nous toutes ou plusieurs entrées ?
Si Annabelle se fait sujet de son histoire, d’autres sont envahit par leur histoire dans un raccourcis de jouissance, où il finissent, tel Jimmy Hendrix par exemple, par se faire sujet de leur schizophrénie, ou pas, dans un mouvement vers le savoir qu’un autre non anonyme soutien près de lui. L’analyste dans ces rencontres en supporte le semblant. Les médias contemporains sont d’abord des images qui bougent, avant d’être les mots puis la parole d’un autre vivant avec les creux du désir qui l’humanisent. Dans les romans, puis la photo, enfin le cinéma, le lien social ne pouvait être pensé comme une réalité dans ces espaces. La vie relationnelle, donc la naissance du sujet de la science, restait encore les deux pieds sur terre, et les images fixes, en mouvements, parlées ou non, gardaient leur statut imaginaire. Avec internet est venue la création d’espaces où les individus peuvent construire des liens entre eux qui se constituent comme parties des réalités de leurs vies quotidiennes. Pris dans le discours des sciences et techniques, ces liens sont toutefois orientés par le commerce, et une partie en tire ou y perd les moyens de l’entretient de sa vie, sans que les sens de la vie et des hommes n’y soient jamais interrogés ni dans le lien ni dans sa transmission. Cela, change la cartographie, la manière dont l’homme fabrique l’homme contemporain, puis installe ses liens de filiations et d’affiliations. Sur la toile, comment les liens peuvent-ils ne pas être sous pseudos potentiellement anonymes ? Si cela ne change en rien les procès par lesquels le petit d’homme rentre dans la langue jusqu’à s’y faire sujet des discours, cela produit … quelque chose que je n’arrive pas encore à nommer… Toutefois, ces jeunes analysants en se risquant à notre rencontre avec ces nouveaux objets transitionnels, nous montrent les chemins d’humanisation qu’ils s’y frayent, seulement si nous savons tenir notre fonction d’antériorité de lecteur du monde, de représentant des représentations du vivant. L’illusion d’égalité est ici une forfaiture. Qu’on le veuille ou non, le sujet tient toujours ses mots, sa parole d’un autre, dont il est à souhaiter qu’il ne lui soit pas anonyme. À les accompagner, les peurs que nous aurions pu avoir de ce monde nouveau, plus virtuel que réel, qui deviendrait réel d’être virtuel, à la fois se vérifient et se dépassent.
Diffusion technique et médiatique de la psychanalyse (Transitivisme 9)
C’est à cette aune de la naissance du sujet dans les discours de la science, romans, images puis numérique, que nous sommes appelés, ou demandés, en tous les cas attendus, par ces demandes qui concernent la traversée des chemins d’œdipisme tels que Lacan les étudie dans la toute première partie de son enseignements entre les années 1936-1955, époque où il exerce comme jeune psychiatre dans les hôpitaux publics de Paris, et où ses questions concernent cet accueil des errances de l’humanité en souffrante. Nous pouvons y lire des éclairages de notre acte à cet endroit, lesquels s’estompent chez lui au fur et à mesure où il s’installe exclusivement comme psychanalyste et élabore les questions sur son acte, la cure et sa transmission. Dans les Ecrits, cette période corresponds au premier groupe de texte de la section II.
Je terminerai avec deux citations bien connues de Lacan, pour vous inviter à les relire pour éclairer leur usage avec la fin de l’enseignement, spécialement l’au-delà de l’œdipe et le réel qui s’y dévoile de constituer le seul socle aussi peu assuré qu’indéboulonnable d’une existence.
La première est connue, mais mérite toujours d’être rappelée par l’importance de noeud où elle place le transitivisme.
« Ce moment où s’achève le stade du miroir inaugure, par l’identification à l’imago du semblable et le drame de la jalousie primordiale (si bien mis en valeur par l’école de Charlotte Bühler dans les faits de transitivisme enfantin), la dialectique qui dès lors lie le je à des situations socialement élaborées.
C’est ce moment qui décisivement fait basculer tout le savoir humain dans la médiatisation par le désir de l’autre, constitue ses objets dans une équivalence abstraite par la concurrence d’autrui, et fait du je cet appareil pour lequel toute poussée des instincts sera un danger, répondît-elle à une maturation naturelle, – la normalisation même de cette maturation dépendant dès lors chez l’homme d’un truchement culturel : comme il se voit pour l’objet sexuel dans le complexe d’Œdipe. »
La seconde dit bien tout ce qui fut oublié pour se rassurer à bon compte avec les objectivation pseudo-scientifiques des psychothérapies multiples et variées, puis les normes additionnées des DSM… La diffusion médiatique, la vulgarisation semble avoir occulté, l’apport ultérieur et considérable de Lacan concernant le peu de réalité dont se soutient le sujet, le peu de réalité qui est celle de l’homme dans un monde qu’il doit d’abord mettre en images mentales pour s’en représenter les manques, avant de le nommer. Ainsi les traces dessinées dans les grottes habitées par l’homme préhistorique…
« c’est-à-dire oublier que la vérité est un mouvement du discours, qui peut valablement éclairer la confusion d’un passé qu’elle élève à la dignité de l’histoire, sans en épuiser l’impensable réalité. C’est, en effet, cette dialectique même qui opère dans la cure et qu’on y découvre parce qu’elle a joué dans l’homme depuis sa venue au monde jusqu’à pénétrer toute sa nature à travers les crises formatrices où le sujet s’est identifié en s’aliénant. »
Certes, c’est naissance du sujet d’un désir comme manque dans les discours de la science, qui se déplie avec la psychanalyse, mais trop peu diffusée à l’aune de la vérité qui en poussa l’invention. Comme les pionniers freudiens de la psychanalyse ont laissé à croire qu’elle pouvait offrir à chacun la réalisation de ses désirs réduits aux objets de sa convoitise, la seconde génération suivant alors Lacan laissa à croire que la naissance du sujet pouvait en rabattre sur les identifications pour nous soulager du gain d’une identité qui constituerait notre être. L’homme est décidément incorrigible. Avec Lacan et sa quête infinie des processus de naissance et de structure du sujet dans la langue, ses contemporains ont-ils rêvé que la psychanalyse, théorie et cure appliquées, à la fois leur garantirait de découvrir qui ils sont, leur identité singulière, et surtout de ne jamais la perdre ? Ces illusions, non démenties d’une présence hors discours ambiants de la psychanalyse en société, ne pouvaient être que déçues, entraînant leur lot d’agressivités et de contestations.
Identité ? Il n’y a pas de Ajar (transitivisme 10)
Il n’y a pas de Ajar est le dernier livre de Delphine Horvilleur, publié fin 2022, chez Grasset.
Alors ne nous quittons pas aujourd’hui sans l’humour comme élégance de l’insoluble, de l’impensable, de tous les paradoxes dont nous nous nourrissons. Car si toute psychanalyse en passe bien par les identifications du sujet, c’est aussi par ses multiples facettes, leurs complexités qu’elle nous enseigne. J’invite ici Delphine Horvilller, sa lecture du double personnage Emile Ajar - Romain Gary. Elle écrit :
« J’ai un bon ami, pas du tout circoncis, ce shmok. Eh bien, il lui est arrivé une drôle d’histoire :
Jusqu’à l’âge de douze ans, il n’a pas dit une seule phrase, pas énoncé la moindre syllabe. Il était muet, comme une carpe. Ses parents, extrêmement inquiets, ont tout essayé pour le faire parler mais rien à faire : pas un mot ne sortait de sa bouche. Et puis un soir, à table, au moment où personne ne s’y attend, il se tourne soudain vers son père et il lui dit :
— Passe-moi le sel !
Alors là, tu imagines la stupéfaction familiale. Sa mère explose en sanglots et le couvre de baisers. Le père, bouleversé, lui dit :
— Mon fils, tu sais parler ? Pourquoi as-tu attendu toutes ces années ? Pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’à ce soir ?
Et là, le fils répond, très calmement
- Ben, jusqu’ici, tout allait bien !
Je crois que c’est la pire chose qui puisse arriver dans l’existence : ne manquer ni de sel, ni de tendresse, ni d’amour… parce que alors, il n’y a aucune raison de se mettre à parler, à écrire ou à créer. Si t’es complètement, immanquablement toi-même, alors y’a rien à dire.
C’est le mutisme de la plénitude.
Et c’est là qu’elle attaque et qu’elle s’accroche, cette saloperie. Tu sais : « l’identité », comme ils l’appellent tous. C’est fou comme elle les obsède aujourd’hui. Tu as remarqué ? Elle est partout. Elle bouffe toute la place : elle fait se sentir « bien chez soi » à la maison et en manque de rien. Et c’est comme ça qu’on devient muet, con, antisémite, et parfois les trois à la fois.»
N’est-ce pas un clin d’œil après Freud, pour nous rappeler combien toute identité, aussi rassurante soit-elle à première apparence, reste la traversée d’un écran des jours et des mots qui ne cesseront jamais d’écrire la vie, d’écrire nos vies, sans pouvoir atteindre la moindre vérité de ce que nous sommes, individuellement comme collectivement. Et pourtant, beauté du geste, l’homme infatigablement continue d’écrire.
Séparation, l’amour du père
Comme nous l’avons rappelé plus haut, la séparation, diversement symbolique, est inhérente à l’existence. Loin des idéaux des discours consuméristes contemporains, où les gains d’objets garantiraient le bonheur, la vie se révèle plutôt comme une succession de pertes et de séparations, d’où s’inventent, apaisement, créativité et sérénité. Le fœtus devient nourrisson à la coupure du cordon qui l’attache à sa mère, l’infans se sépare de sa nourrice pour devenir enfant en cessant de boire son lait, l’enfant adressant au père ou aux autres ses questions sur son être dans le monde doit finir par se sépare de lui en intégrant les discours comme siens en tant que sujet de sa présence au monde. Ces coupures existent dans toutes les langues, leurs modalités varient. Nous avons vu que les représentations de ce que c’est qu’être un homme ou pas diffèrent d’une langue à l’autre,… nous avons vu que les représentants qui les véhiculent différent aussi… Enfin, nous avons vu que les modalités d’accès à la parole puis aux discours s’avèrent chaque fois cohérentes à la structure et aux idéaux d’une langue, rendant spécifiques les processus d’accès du sujet aux discours, aux valeurs, et idées qu’une société se fait de l’homme ( bébé, enfant, adolescent, adulte, parent, vieux…) de ce qu’elle dit de la vie et de ses limites marquées par les séparations ».
Mais quel est l’objet dans le lien, dont l’enfant doit se séparer pour exister comme sujet ou personne ? Quel objet de lien s’en font les hommes quand ils se rencontrent, quand ils s’en parlent ? Quel est cet objet perdu, si ce n’est le corps de la mère, invisible oublié d’avant toute parole, qui dans les discours prends les formes de toutes les pulsions soulagées, et les idées qui font les mères bien sur, mais aussi les filles et toutes les femmes.
Résumons quelques enjeux de toutes ces paternités, qui passant les discours de la vie aux générations suivantes, leur transmettent ce faisant l’art de faire avec ce manque originaire.
Dans les langues traditionnelles d’Afrique, l’idéal est groupal et la morale traditionnelle animiste puis religieuse sert de fil conducteur aux représentations des personnes, qui dans la lignée des ancêtres participent des liens. Les représentants de ces représentations sont d’abord les pairs de la classe d’âge, puis les parentés et tout le village aussi bien. Le garant des représentations est le chef du carré, du village, voire aussi le chef religieux. Il est distinct des pairs et adultes qui portent l’essentiel de la relation de transmission auprès de l’enfant. Le papa, quant à lui est le garant de la lignée agnatique de l’enfant, mais il participe comme père à l’éducation des enfants au même titre que tous les adultes du village. Investi dans deux ou plusieurs personnes, l’une garantissant le discours et son ordre, les autres étant acteurs de l’acte, la puissance d’Un qui se prendrait pour l’Unique détenteur du savoir et du pouvoir de transmette, cette toute-puissance est rendue improbable, d’autant plus que le signifiant papa-père est situé dans sa seule fonction généalogique, et qu’avant la colonisation il n’existait pas une telle image de Toute-Puissance Unique dans l’imaginaire ancestral, où les dieux, les totems, les djinns étaient multiples et portés par les figures variées des frayeurs et conjurations prélevées dans la nature.
Dans les langues européennes, aux religions d’un Dieu Unique, le représentant des représentations est par contre désigné comme unique. Pris dans l’imaginaire de la toute-puissance divine, il possède le Phallus, symbole de la puissance physique, psychique et sociale, savoir et pouvoir confondus, toute-puissance qui lui permettrait de procéder à une transmission imaginairement sans perte ni contradiction de ce que c’est qu’être un homme ou pas. Dans le dialogue avec l’enfant qui l’interpelle, il peut donc croire ou être pris pour L’unique garant des valeurs et de l’essence du discours transmis. À cet office de l’entrée de l’enfant comme sujet dans les discours des liens, il est avec la mère inscrit dans la langue des savoirs noués au corps, à leur érotique partie tatouée de la vérité du sujet. Ainsi, le passage de l’enfant à l’ordre des discours de la science met-il en jeu entre l’enfant et son représentant unique dans les discours, le papa comme Père. Tout l’amour infantile que la détresse de la perte peut porter l’enfant à lui adresser, s’inscrit dans l’appel du nourisson à sa mère quand elle comblait tout ses besoins. Sur le même mode, l’amour, la demande d’amour et leurs réponses sont seuls à pouvoir apaiser la férocité de la toute-puissance imaginaire ou réelle du Père, dans la rencontre du papa avec son enfant.
Là où, en Afrique la multiplicité des représentants et la structure agalmatique de la langue rendent improbable la toute-puissance comme levier imaginaire de la castration dans la transmission de ce que c’est qu’être un homme ou pas, en occident l’amour du papa-père comme castrateur idéal doit venir humaniser - rendre faillible - la toute-puissance en miroir dans laquelle l’enfant s’imaginerait entrer comme sujet dans les discours.
Plusieurs questions surgissent à cet endroit, différemment dans les langues de l’animisme et du monothéisme. Elles tournent autour des vécus de l’enfant, des manières dont il s’y fait progressivement homme, ou pas, ou un peu.
Quel est cet amour du père, cet attachement qui prive le nourrisson de sa toute-puissance infantile sur sa mère ? Qu’est ce qui peut entraver, compliquer le chemin d’accès aux mots et partages qui les rendent apaisants, féroces, indifférents, labiles… ? Quelles sont les multiples voies de traverses qui en font les beautés, mélancolies, richesses et rires de chaque rencontre dans chaque culture ?
Le décentrement dans cette autre culture que constitua mon expatriation, me conduisit à entrevoir dans ma clinique quelques nuances à cette phrase de Lacan : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit, le dit amour, le dit respect, est, vous n’allez pas en croire vos oreilles, père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet petit a qui cause son désir. »
Nous avons assez fait entendre que c’est l’amour - désigné comme tel en occident - qui vient adoucir le passage œdipien à la castration qu’impose l’entrée dans les discours. Cela ne signifie pas que cette tendresse pour la faillibilité humaine n’existe pas dans les autres cultures, mais elle n’y a pas cette représentation ni cette structure d’un lien nommé amour. Lors qu’en est-il de cet amour ? Lacan nous dit que l’enfant y accède pour autant que le père sache faire d’une femme l’objet de sa jouissance. Certes, mais nous pouvons l’entendre - et ce fut souvent réduit en ce sens - aux seul amour du père pour cette femme, et qu’à le constater l’enfant s’en trouve apaisé et ouvert sur la vie. Certes, c’est une partie de la problématique, mais la clinique et notre analyse nous a porté à un petit complément de ces sentiments qui confrontent l’enfant à lui-même lors du pas-sage.
Dans la relation du père au fils comme à la fille, les pensées sont à la fois faites des images de pères et de mères dans chaque culture, de leurs figures idéales comme de leurs présences amoureuses réelles, mais elles sont aussi produites des imago qui s’en sont construites dans les pensées du papa en accédant à sa paternité. Ces images intimes, ces vécus et ces idées paternelles sont présents dans ses paroles au-delà mots qu’il offre à l’enfant. Il y a dans cette relation tout l’imaginaire social concernant la mère, mais aussi tout ce que la jouissance que cet homme en offre à son enfant, de ce qu’il vécu lui-même enfant dans les bras de sa mère. Il y a ce que le papa dit de sa mère à l’enfant. Sa mère étant ici aussi bien la sienne, celle qui lui reste de son enfance, que celle de l’enfant, celle qu’il voit devant lui s’occuper d’un autre enfant que lui. Cette interlocution laisse alors plus ou moins de place au fils dans la parole de son papa plus ou moins père, quant à ce qu’il vit et veut dire lui-même de son vécu avec sa propre mère… Avec ce fantasme sous leurs yeux, les papas qui regardent la mère et l’enfant, les papas qui y participent, sont - qu’ils le veuillent ou non - plus ou moins avalés par le réel de la scène, sidéré ou pas, chacun pouvant ou non comme père y prendre place, sans que jamais pourtant ils ne puissent se dédouaner des question de paternité que l’enfant pose par sa seule présence.
Intermède
Les artistes nous offrent avec leurs oeuvres : l’imaginaire de leur vérité, avec leurs vies : le réel de leur existence, et dans l’écho qui leur est renvoyé : le symbolique des jours et des années à venir.
Sur le plateau de C’est à vous, Anne-Elisabeth Lemoine recevait Yvan Attal et Pierre Arditi, pour la sortie de Maestro. Dans ce film, les acteurs sont père et fils. Tous deux musiciens, ils se trouvent embringués dans un quiproquo, qui les déchirent. La présentatrice questionne les comédiens sur cet instant de filiation conflictuelle.
” Pierre Arditi (dont le papa était un peintre reconnu) - moi j’ai baigné dans cet univers de création, et c’est resté un endroit magique… ah oui, ça fait bobo ça…je m’en souviens, il y a longtemps…
Patrick Cohen - Ce qu’on ressent, ce qui ressort de cette séquence, c’est de la fierté…
Pierre Arditi - de mon père ? Ah oui… oui… oui… Y compris quand j’ai décidé effectivement de prendre un peu la tangente comme ça, il m’a appris l’essentiel mon père, il m’a appris que ce n’était pas grave d’avoir un duffel-coat quand les parents de mes petits copains étaient en costume trois pièces, ou avec un machin comme ça, mon père ne ressemblait pas aux autres, et vous savez quand des enfants voient leurs parents qui ne ressemblent pas aux autres, ça leur plait pas, ça leur fout la trouille, mon père m’a expliqué que l’essentiel n’était pas là que c’était ailleurs que ça se passait, tout à fait, y a jamais eu d’argent chez moi, il y a toujours eu tout le reste, j’ai été admirablement élevé. A un moment donné, c’est un peu comme ça parce que politiquement on était moins d’accord, parce qu’il m’a envoyé. un jour une lettre qui est punaisée sur le devant de mon bureau, que je vois tous les jours, où il était marqué ”mon fils que deviens-tu ? On te vois là, on te vois là, tu fais ci, tu fais une émission de variété, pourquoi pas un truc de strip-tease, un machin comme ça, tu fais du théatre mais finalement tu l’arrêtes… enfin bon… mais la lettre était terrible… et cette lettre je la garde, il avait raison, je me perdais, et donc mon père m’a appris à avoir le courage de ne pas trop me perdre, ce que j’ai fini par faire, grâce à lui. ”
Pierre Lescure - Yvan Attal, Ben votre fils a choisi le même métier que vous, vous l’avez dirigé à plusieurs reprises : Mon chien stupide, Les choses humaines, juste pour sourire on va voir que ce n’est pas toujours facile de jouer père et fils dans le même métier, dans le même films, et que quelquefois c’est encore plus dur pour le fils par exemple, c’est juste pour sourire, pendant la promo Des choses humaines.
(Une archive télévisée)
Le présentateur : Est-ce que Yvan pourrait nous présenter Ben ?
Yvan Attal : il a pas besoin, … mais c’est vrai que je connais pas si bien… parce qu’il a une boucle d’oreille depuis cet après midi et que…
Ben Attal : Oh putain t’es une tannée… on en a parlé pendant une heure, tu peux pas t’empêcher…je te jure.
(Fin de l’archive)
Pierre Lescure - Le père est plus taquin que le fils.
Yvan Attal : oui oui… mais c’est vrai que cette boucle d’oreille ça m’avait fait chier de le voir comme ça arriver avec une boucle d’oreille… c’est idiot, c’est ridicule, j’en ai eu moi-même une, c’est absurde, oui mais justement… je suis un père on en fait…
Pierre Lescure - et vous vous êtes demandé ce que vous pouviez ressentir si on confiait finalement à Ben malgré la courte différence d’âge le rôle que vous espériez obtenir ?
Yvan Attal : mais c’est tout ce que je lui souhaite, évidemment, si il a vraiment envie de continuer ce metier, …je crois qu’il ose pas s’avouer lui-même qu’il a vraiment envie de faire ça, mais je le soupçonne d’en avoir fortement envie, je lui souhaite évidemment cent fois plus que moi. À ce moment-là peut-être que je serai un peu crispé, mais je lui souhaite évidemment. …
La psychanalyse étant entrée dans le langage courant… cette conversation avait commencé avec cette question :
Anne Elisabeth Lemoine - mais cette histoire est assez universelle, c’est assez œdipien en fait : est-ce qu’on doit ou pas tuer le père ?
Yvan Attal - faites attention il va se fâcher
Pierre Arditi - ah non… non…
Yvan Attal - il comprends pas l’image de tuer le père, il le prend…
Anne Elisabeth Lemoine - au premier degré
Pierre Arditi - non… enfin ça veut rien dire tuer le père, enfin quand on a un père digne de ce nom, on ne le tue pas, moi j’ai eu un père génial qu’était un phare pendant toute ma vie, je n’ai jamais pensé d’abord à le tuer, j’ai d’abord pris tout ce qu’il a pu m’apporter, et ensuite comme beaucoup d’enfants, à un moment donné il a fallu que je, non pas que je le tue, mais que je m’éloigne légèrement pour commencer à devenir moi, alors qu’il avait commencé à me fabriquer déjà au départ, c’est pas un meurtre ça…
Anne Elisabeth Lemoine - Une émancipation ?
Pierre Arditi - Les parents sont des meurtriers, vous savez bien que c’est comme ça, ça existe pas … les bons père, à part le mien et encore, ça existe pas, on est toujours un assassin pour un enfant, parce qu’il cherche toujours autre chose, y a toujours un moment où on lui coupe les coucougnettes parce que tout d’un coup il arrive plus… que moi, ou on l’empêche d’aller là où il devrait aller et là où il devrait devenir enfin lui, c’est tres compliqué, des parents … c’est horriblement compliqué, on n’est jamais tout à fait un bon parent tout le temps, ça existe pas… oui je déconne, mais je pense ça profondément.
Anne Elisabeth Lemoine à Yvan Attal - vous êtes d’accord avec ça ?
Yvan Attal - Oui je suis d’accord, c’est difficile d’être… moi je réalise que je suis franchement un moins bon père que mon père ne l’était.
Ainsi ces rencontres médiatisées donnent-elles corps à l’évolution de la question que j’interroge dans ma lecture des vies d’artistes. Elles sont autant d’éclairages en reprise des idées de Freud puis de Lacan sur le Père. Comment revenir de ce Père totalitaire engendré par les balbutiements du discours de la science, les illusions de puissance de la révolution française, puis l’installation du code civil napoléonien ? Freud, bien que cherchant un au-delà, se fâche pour s’imposer, Lacan hésitant dans ses esquisses de sorties, quitte l’IPA puis dissout son École. Tous deux nous montrent à quel point toute transmission est compliquée, combien il est encore plus difficile d’être père, quand on est le premier ou le second, d’une pensée, d’un discours, et que l’on n’arrive pas à les accepter écornés par la jeunesse par illusion de pouvoir en garantir l’avenir. Tous deux nous font voir et entendre, bien sûr que cette fonction Père - dans notre culture - est au cœur de la structuration du sujet comme tel, dans sa naissance d’humanité. Et pourtant, parce qu’ils savaient chercher un chemin dont ils n’avaient pas la carte, ils ne sont pas sans nous avoir transmis qu’être père avait moins besoin d’autorité que d’amour. Quel amour ? L’amour de qui ? En fait, si l’on entend bien Pierre Arditi et Yvan Attal nous écoutons l’amour de leur père, cette faille dont ils sont nés comme hommes. Amour qui les fit un temps objet du désir de leur père… Jusqu’à quel horizon leurs papas respectifs se sont-ils fait limite à leur paternité en acceptant ou pas de n’y rien pouvoir pour leur enfant, au bout de l’exercice qu’ils en avaient eu ? N’est-ce pas ce que Lacan enseignait en disant qu’en grandissant il s’agit moins de « tuer le père », que de « s’en passer à condition de s’en servir ».
Notre expérience et notre place dans l’histoire de la psychanalyse, nous portent à interroger la jouissance des papas, quand, hommes, ils peinent à endosser la fonction paternelle, telle que figurée par l’Occident du XIXème siècle. Leurs fils peuvent s’en faire le boulet : l’être père, bien sûr il faut qu’il soit possible et supportable par l’enfant, mais encore faille-t-il qu’il le soit aussi pour le père, car à cet endroit fils ou fille pourraient pour le protéger de sa propre castration, aller jusqu’à se faire l’objet réel de leur amour, de leur fantasme de paternité ou du Réel qui à cet endroit les englue ou les englouti. Dans ces situation où des papas sont dans l’impossibilité de symboliser leur fonction paternelle, il arrive que leur enfant disparaisse du monde, quand un papa trop ou pas-Père s’y érige ou se dédouane d’en être l’unique créateur et gouverneur, le Un qui en détiendrait le discours et son contrôle sans partage avec quiconque. Ainsi va la vie de Mozart, toute ses lettres à son père déclinent les mille et une couleurs de cette aliénation dont il protégea le désir de son papa, ou Jimmy Hendrix dont les déchirants papiers déchirés racontent le glissement inéluctable dont il fait de sa mort son destin.
Du père occidentaL …
Dans les débuts institutionnels de la psychanalyse, la période 1950-1980 une querelle fit rage dans les milieux intellectuels quant à un oedipe universel ou non. Deleuze et Guattari l’amplifièrent avec la publication de L’Anti-Oedipe. L’étude de Jacqueline Rabain aurait pu ré-ouvrir le débat. Elle est passée malheureusement sous silence, sauf parmi les africanistes et le courant indien des subaltern studies.
Cette querelle s’inscrivait autour des interrogations de Lacan sur la fonction paternelle en premier lieu dans les psychoses, lesquelles faisaient suite à celles de Freud concernant les névroses, l’hystérie, et la cure du Petit Hans.
Freud avait défini l’œdipe comme amour de l’enfant pour le parent du sexe opposé, et réponse du père comme passeur de l’inter-dit de l’inceste, interdit de retourner dans le ventre maternel. Lacan fit un pas de plus, en précisant la fonction de ce père, et les qualités qui l’y constituent pour l’enfant. Le père, dit-il, n’est audible dans cette privation, qu’à la condition de son lien avec la mère ; d’une part qu’il fasse d’elle l’objet de sa jouissance, et d’autre part que l’amour qu’il lui porte - forme de croyance invérifiable en ses symptômes comme lecture des liens - offre à l’enfant l’espace de faire avec cette jouissance, celle de l’autre maternel comme la sienne propre. Voilà ce qu’il précise dans cette leçon du Séminaire XXII, quand il dit :
« Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit, le dit amour, le dit respect, est, vous n’allez pas en croire vos oreilles, père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet petit a qui cause son désir. »
Ainsi, après avoir situé sa fonction métaphorique d’incarnation du désir de la mère, il insiste sur l’amour du père en tant que père-versement orienté, c’est-à-dire disposant de son objet de jouissance : tel que cette femme en serait ce qui cause son désir.
Clairement dans la lignée d’un discours orienté par la science, il situe les liens de filiation et d’affiliation autour de ce que l’objectivité scientifique exclue, à savoir les affects et la subjectivité, c’est-à-dire la demande d’amour. En effet, le savoir cartésien oblige à la reproduction de l’expérience et aux calculs de la matière, ce à quoi l’humaine condition objecte.
Vivre à Dakar m’a imposé un décalage d’avec ces racines qui sont les miennes. En effet, comme nous l’avons dit plus haut, la société Wolof, et plus généralement d’Afrique de l’Ouest, même patriarcale dans sa structure, n’est traditionnellement pas articulée autour du père des enfants comme amant de la mère. L’amour n’y est pas le fil conducteur des liens. D’une part, les représentations situent la cohésion du groupe comme idéal constitutif de l’humanisation et non la figure autoritaire du père à aimer comme modèle d’objectivité, d’autre part les représentants statutaires à en transmettre le fait et les liens sont les pairs et les chefs de carré ou les chefs religieux, et non en premier les papas des enfants. Les figures du Père, et les enjeux de transmission sont donc fort différents.
Toutefois, s’il y a des différences, les deux cultures disposent bien chacune de leur propre modèle.
V. Martin précise dans son enquête sur les statistique d’un recensement des années 1970.
« La complexité de la famille africaine nous invite au préalable à distinguer le carré et le ménage comme deux sortes de groupements : le carré (« Mbind » serer et « Keur » wolof) désigne la maisonnée et correspond à l'habitat de la famille traditionnelle étendue, pouvant abriter, outre le chef de lignage, ses fils, frères et neveux mariés. Les termes « ngak » serer et « ndiel » wolof se rapprochent le mieux de ce que nous entendons par ménage. Leur signification originelle : « mil pilé au petit jour », fait penser au groupe familial restreint, pour qui une femme a cuisiné. Ce groupe garde une grande autonomie économique, par rapport au chef de carré, quelle que soit la nature des liens de parenté, le « yal mbind » exerçant surtout une autorité morales. … en pays Wolof l'on rencontre les concessions les plus peuplées, dont la présence correspond à une structure sociale pyramidale. Les Keur très peuplés sont en effet toujours ceux des chefs traditionnels, voire de personnalités religieuses importantes.. »
Cette description nous permet de penser ce qu’avançait déjà en 2003 Jacqueline Rabain. La figure du pater familias au sens européen du terme n’a pas cours dans le système traditionnel africain de transmission, ce sont les chefs de carré qui en occupent la fonction symbolique au nom de la forme des liens groupaux, et les pairs avec tous les membres du village qui en sont les relais de transmission.
Comme conclue l’enquête de V. Martin, l’arrivée de la religion musulmane, puis l’urbanisation et son administration scientifisée ont largement modifié ce que la langue véhicule encore, réduisant progressivement les concessions traditionnelles, et par l’habitat mettant en avant la figure des papas comme pater familias d’un groupe plus restreint. Toutefois les idéaux groupaux restant très vivants dans la langue, ce passage s’avère encore relatif, aussi du fait de l’importance massive de la religion, jusqu’à constituer des groupes familiaux complexes dont les modernités s’enchevêtrent aux traditions les plus anciennes.
Ainsi, la valeur amour comme représentation de l’idéal social occidental, ne plaide pas en faveur du père comme représentant « unique » des représentations africaines traditionnelles, puis de culture musulmane. La sensualité est présente plus que l’amour, et les mariages s’organisent encore souvent selon le choix des parents, comme les naissances se vivent toujours autour du sens groupal dont les ancêtres nomment l’enfant. L’amour, qu’il soit celui des parents pour leur enfant, ou celui du partenaire amoureux, ne se comprend pas au sens symbolique des traditions selon les mêmes déclinaisons d’émotions émanant du corps et engageant le sujet dans sa parole, qu’en occident. Être amoureux, aimer au sens érotique du terme, n’est donc pas au coeur des affects qui agitent dans la langue wolof les représentations œdipiennes traditionnelles, comme l’enfant le rencontre dans les discours de filiation et d’affiliations occidentaux autour de la sévérité et de l’amour du père. Nous en verrons quelques incidences plus loin.
Ceci étant, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait ni émotions ni amour dans les cultures dites traditionnelles. Simplement leurs sources et leurs expressions, jusqu’à leurs ressentis, diffèrent selon langues et cultures. Jacqueline Rabain conclut son étude sur les enfants du lignage, par cette nouvelle lecture du franchissement œdipien, dessinant l’enfant comme naissant à son désir dans les discours de sa langue et de sa culture :
”C’est à partir de cadres ainsi tracés que, inscrit dans une tradition familiale et culturelle, l’enfant peut voir émerger son individualité. Aucun être humain n’est en effet réductible à un conditionnement culturel et familial. L’enfant n’est pas fait de cire sur laquelle s’impriment les influences extérieures. Chacun, quelle que soit la société à laquelle il appartient, à une façon particulière de s’approprier les valeurs, les normes, les scènes qui ont marqué son enfance. La manière dont s’est effectuée cette appropriation n’apparaît qu’avec le temps, de manière rétrospective, et est variable d’un individu à l’autre”, d’une langue, d’une culture à l’autre.
Pour toutes ces raisons dès 2013, après avoir introduit l’Autre interpellé dans le transfert, c’est-à-dire le représentant des représentations, j’avais proposé cette définition plus large de l’œdipe, comme entrée du sujet dans les discours et pas seulement dépassement des amours infantiles : « l'oedipe est ce fait universel constitué par l'entrée des êtres un à un dans les discours de leurs langues respectives ; dans ce passage la pulsion sexuelle interroge l’entrée de l’enfant dans les discours de filiation et d’affiliations. Les formes de l’accueil dans ces liens n'ont quant-à elles rien d'universel. Elles dépendent des représentations imaginaires et symboliques des personnes et des liens, ainsi que de leurs représentants, passeurs de cette rencontre impensée du sujet avec les signifiants de l'histoire, la sienne comme celle de son époque. Cette rencontre est d’autant plus improbable que le sujet s’y crée autant que la société se réinvente indéfiniment avec lui, comme avec chacun de ses membres.»
Notre dialogue entre ces deux sociétés éclaire la complexité qui surgit entre les cultures au troisième temps logique de la séparation du sujet d’avec son Autre. Après la coupure du cordon qui sépare le fœtus du ventre maternel, le nourrisson se fait enfant en reprenant les mots qui le privent du sein de sa mère, puis il se fait pré-ado, adolescent par l’entremise du père qui l’introduit aux discours du monde. Quant-à devenir adulte, il ne peut faire moins que d’élaborer dans la séparation son amour pour son père, en se faisant sujet pleinement responsable de l’inconscient (amour du manque maternel) qui dessine à son insu sa place dans les discours de la science. Au-delà justement de ces amours, il renonce à la toute-puissance que lui auraient données les images intimes et sociales auxquelles il s’est trouvé accueilli puis confronté dans le regard de ses parents, des autres et dans le silence des mots.
Ces troisième et quatrième temps ne sont pas sans enjeu pour l’enfant comme pour le père, bien qu’autrement pour la mère, la femme aussi, en tant qu’elle n’est pas sans représentation de son être dans la parole du père auprès de l’enfant, et dans la culture qui la parle les filles, comme mères et femmes, puis aux comptes phalliques le masculin et le féminin dans l’Autre du langage.
Transmissions … groupe africain…
Un homme, entre sa naissance et sa mort, se découvre comme tel à travers une succession de séparations et de deuils. La première coupe le cordon ombilical entre le bébé et sa mère. La seconde détache le nourrisson du sein. La troisième introduit le père comme empêcheur de tourner en rond, quand les questions œdipiennes de filiation surviennent avec les premières sensations sexuelles. Toutes restent marquées par le style de la première, et les mots portés par mère et apparentés au fil des discours de leur culture. Plus que la matérialité des corps qui s’éloignent, ce sont ces mots qui nous séparent de l’Autre, car leur labilité détruit l’illusion de maitrise dont l’être humain voudrait se rassurer, se consoler dans l’Autre pour ne plus avoir peur de le perdre, pour ne jamais etre confronté à la solitude et à l’idée de la mort. Suivant les mots et leurs coutumes, les chemins d’accès à cette humaine condition sont particuliers à chaque culture.
Nous avons apprécié les différences des premiers mots du corps et de la vie. Qu’en est-il dans nos langues de la rencontre du sexuel et la manière dont le sujet va advenir en entrant, à l’instant œdipien, dans les discours de ses ancêtres ? Qu’en est-il de ce passage essentiel de l’enfance vers l’âge adulte, où de se faire sujet des discours de son pays, l’enfant traverse puis quitte les rives rêvées du « vert paradis des amours infantiles » ?
J’écrivais en 2013 : « L'oedipe est ce fait universel constitué par l'entrée des êtres de langage un à un dans les discours de leurs langues respectives. La découverte du sexuel y interroge l’entrée de l’enfant dans les discours de filiation et d’affiliations. Les formes de l’accueil dans ces relations n'ont quant à elles rien d'universel. Elles dépendent des représentations imaginaires et symboliques des personnes et des liens, ainsi que de leurs représentants, passeurs de cette rencontre impensée du sujet avec les signifiants de l'histoire, la sienne comme celle de son époque. Cette rencontre est d’autant plus improbable que le sujet s’y crée autant que la société se réinvente indéfiniment avec chacun de ses nouveaux membres.»
À l’époque, cette définition n’a pas été entendue. Je la maintiens, car elle dégage deux idées nécessaires au travail de ces questions : les représentations imaginaires et symboliques de la société, au sens de Cornelius Castoriadis, et les représentants de ces représentations, ces autres en société qui en dessinent les formes. Cela nous permet d’éclairer les choix non calculés de chaque culture dans toute la singularité de ce qui s’y organise pour la naissance du sujet dans les discours qui l’attachent par ses usages de sa langue, là où son désir se tisse dans ses filiations et affiliations.
L’histoire de nos deux personnages situe le problème au juste endroit, où dans une civilisation se pose - pour en devenir sujet - la question des représentations de « ce que c’est qu’être un humain ou pas », c’est-à-dire à l’instant de la séparation d’avec le représentant des représentations de l’Autre maternel, Autre de la langue. Comment chaque culture parle-t-elle de cette séparation de l’enfant d’avec ses Autres, mère et père, puis d’avec l’Autre de la langue tel qu’il s’est inscrit en lui ? Nous avons parlé plus haut de la première séparation, celle où l’infans reprenant les mots de sa mère rentre dans la langue des besoins. Cette entrée dans la parole rompt le corps à corps maman-bébé. Imaginons à présent, cet enfant doté de la parole et rompant sa complicité de besoins et de mots avec sa mère, pour se faire naître comme sujet des discours de sa culture. Il y prend langue avec tous les autres. Par chaque langue, les passeurs de ces espaces symboliques sont spécifiés, les représentants légitimes des représentations imaginaires sont pris dans la langue dont chacun n’est qu’héritier.
Une particularité essentielle des discours de tradition africaine structure les liens d’abord comme groupaux. Est-ce cet idéal d’un espace de semblables, qui renvoie hors champs les sentiments et les souffrances individuelles hors de mise, ni nommés, ni nommables. Plutôt qu’ignorés ils sont tus, leur expression dissocierait la communauté.
Par contre les modernités européennes, déplorées par les intellectuels et les médias, privilégient les singularités personnelles qui ne font pas collectif, sauf à faire communautés parcellaires et quelques fois sectaires.
Pour le dire autrement, l’idée de l’homme n’est pas la même ici et ailleurs. On ne naît pas homme de la même manière en Afrique qu’en Europe, ou sur les continents américains et asiatiques. Les chemins qui instituent la production de l’homme par l’homme, les représentations et les représentants qui véhiculent l’idée que l’homme se fait de l’homme, ainsi que les modalités, par lesquelles il tisse les discours de ses liens, sont autant de processus différents dès la naissance jusqu’à la mort. Ils plongent leurs racines au profond de leurs langues respectives. Ces langues parlent des idéaux de vie collective et partagée, sans que l’on puisse dire si c’est la langue qui les produit, ou leurs usages qui la produisent.
Dans le groupe africain l’enfant est d’abord un élément du groupe, ce qui le désigne comme élément d’un lignage. Il l’apprend du groupe plus que de ses parents. Le père, s’il en est au coeur comme élément gardien des ancêtres, n’en est pas l’unique transmetteur.
À sa naissance, l’enfant africain de religion musulmane est présenté au monde huit jours après l’accouchement. Un ancien lui rase la tête et la communauté, les parents aujourd’hui, lui donnent son prénom. Ce prénom le représentera toute sa vie dans le groupe, dans sa famille et dans le village. Autrement dit les anciens, pas seulement les parents, par cette nomination disent de l’enfant « quel » il est, quelle est sa place parmi les autres, quel il sera, quelle rôle il tiendra, quelle fonction il occupera. Bien sûr en ville la pression de cette tradition est beaucoup moins insistante qu’autrefois en brousse. Cette spécificité tend à s’estomper, avec l’industrialisation et la disparition des concessions pour un habitat en appartements. Mais elle demeure ancrée dans la langue.
Un jour où je m'étonnais auprès d'un de mes amis dakarois de ses cheveux, si rapidement devenus blancs, parce que je ne comprenais pas sa gaieté face à ce phénomène pour moi signe des décrépitudes occidentales comme figures du vieillissement, il me raconta cette part de son existence. Quand il vint au monde, 60 ans plus tôt, il fut accueilli dans le village comme "celui qui aurait les cheveux blancs". Il en avait toujours tiré une grande fierté, car cela voulait dire pour toute la communauté qu'il deviendrait vieux, mais surtout que ce faisant il serait le sage, celui qui veille à sur la vie et la force de sa communauté, celui que dans l'esprit des ancêtres il était depuis toujours. Il en occuperait la fonction. « Un vieux sage, tu comprends ? », me dit-il avec un accent de profond respect dans la voix. « Tu vois, ce jour là est arrivé. »
Il s'avère effectivement bien difficile à comprendre pour un occidental, qu'un africain ait toute une part de lui-même, de ce qu'il fait et est au quotidien, sous l'empire du groupe, de la famille, proche ou élargie, sous la marque des ancêtres, et que cette croyance soit plus essentielle à lui-même que sa vérité de sujet ; voire lui importe comme son intimité propre, son être profond. À la limite, dans la bienséance culturelle traditionnelle, cet avis sur son être "qui est-il ?", ne lui est jamais demandé, ou plutôt cette question ne se pose pas comme nous nous la posons. Ce n'est ni méchant, ni gentil, simplement ce n’est pas une question appartenant aux discours. La question du sujet semble hors langue. Ce qui est important, l’idéal surmoïque du groupe, ses attentes et exigences, c’est la personne (et non le sujet ) telle qu'elle a été désignée dans la lignée et ce qu’elle représente parmi les autres. Il s’agit de préserver avant tout la cohésion. Que chaque être soit à sa place, celle tracée par les ancêtres, voilà qui prime sur tout aspect individuel des hommes et des relations. Quant à en exister comme sujet, chacun s'en débrouille comme il peut ; au reste les codes de communication s’y prêtent avec de vrais jeux.
Dans L’enfant du lignage, Jacqueline Rabain conclut son observation en remarquant, comme nous, que chacun, enfant et adulte s’en fait sujet comme il peut.
Paul Riesman dans Psychopathologie africaine poursuit : « Ainsi, le fondement véritable de l’essence d’une personne est d’être membre d’un lignage et d’être dans une relation appropriée avec ceux dont les malédictions sont efficaces. Les anathèmes peuvent être vus sociologiquement comme un moyen de contrôle social, mais le contrôle social lui-même ne consiste pas seulement à maintenir la loi, c’est une partie du processus de l’humanisation. »
Ce processus est ici spécifique et totalement orienté par cet ordre des discours qui situe la cohésion du groupe autour de l’inter-dit d’y porter atteinte, et place sa transmission très tôt au coeur vif de ses objets : le village et la famille sont cruciaux au sens de groupe communautaire et non de famille nucléaire.
« L’enfant est invité très tôt à créer des liens réels et symboliques avec d’autres personnes que la mère, les frères et sœurs classificatoires, les tantes patrilatérales, les grands-parents classificatoires. Au-delà du cercle des parents, alliés et visiteurs, la catégorie des pairs et des aînés, et la parité d’âge au sens large, est considérée dès le sevrage comme un levier majeur de la socialisation. Les apprentissages s’inscrivent dans une matrice interactive qui donne au départ une certaine place au jeu, préservé, dans une certaine mesure, de l’échec et de l’erreur. L’enfant doit s’investir émotionnellement en reprenant à son compte les sollicitations de l’entourage dans une série de situations socialement significatives. Une grande partie des enseignements et des découvertes cognitives s’opère par le canal des pairs et des aînés, avec qui l’enfant interagit. Dans le contexte du groupe d’âge, il entreprend des activités qui lui permettent d’établir des rapports de réciprocité. C’est à partir de cadres ainsi tracés que, inscrit dans une tradition familiale et culturelle, l’enfant peut voir émerger son individualité. »
Autour et avec les connaissances et les savoirs de leur langues - contées en figures imagées - la transmission du lien, qui en occident dépend essentiellement du père, passe dans cette société globalement par les pairs du même âge, par la famille élargie et par les autres membres de la communauté, et moins essentiellement par le père. Non qu’elle ignore, mais qu’il soit moins présent dans ces transmissions des liens du quotidien, que dans les traditions européennes. Le groupe par contre y est totalement dédié.
Paul Riesman « ... les individus ne sont pas des entités séparées telles que nous les percevons souvent dans notre société occidentale, mais ils sont plutôt pris dans un réseau de relations... un trait essentiel de la conception de la nature humaine est que la personne n’est pas une entité séparée des autres, mais plutôt participe des autres êtres (y compris les personnes) et est en partie constituée par les autres êtres » que sont aussi bien des animaux, totémiques ou non, des djins, rabs et autres divinités, des ancêtres ou des personnes.
Dans ces langues traditionnelles, le père de l’enfant n’est pas parlé comme l’incontournable représentant unique et tout-puissant des représentations, garant et maître de la transmission des réalités portées par les discours du lien social. Il est juste le garant de la lignée agnatique de l’enfant
Le corps à la racine du verbe
Je ne consignerai ici aucune de ces figures de la vie. Chaque représentation, chaque système discursif, comme le remarquait Michel Foucault dans L’ordre des discours, est en grande partie aléatoire et implique ses propres apories. Je veux simplement rendre sensible l’abîme invisible de malentendus, d’envies ou de rejets, de ces petites choses qui font violences à chacun, parce qu’elles manœuvrent les échanges quotidiens, avec des figures d’identification, modèles de femme, mère, épouse, fille, homme, père, époux, fils, dans des parlés-vécus tellement distincts dès leur source. Les différences ne sont pas seulement observables et sociologiques. Elle touchent à l’intime et à la structuration même de l’être, de la personne, puis du sujet désirant.
Tentons d’interroger ces sources langagières dans les traditions, qui les font vivre. Elles tiennent aux premiers mots parlés par l’enfant en réponse à ceux que lui offre sa mère. Les premiers sont les mots des besoins physiques pour dire le corps : manger, dormir, marcher ... Entre le wolof et le français ou l’anglais, la rupture est déjà là. Ces deux champs lexicaux et grammaticaux différent dans ce qu’ils disent du corps, des pulsions primaires là où la vie se préserve, se perpétue d’une satisfaction des besoins primaire.
Le wolof à peu de mots pour désigner les sensations internes, il utilise des combinaisons d’images pour s’en approcher. Il y a peu d’espace dans ces langues traditionnelles pour faire des liens entre des organes et des sensations qui deviennent pulsionnelles, quand les mots viennent en dire les ressentis. En Afrique dans les langues traditionnelles, il fallait être fort, solide, quand la médecine n’était pas encore là. On parlait peu de ces choses. Bien-être, douleurs, maladies, souffrances étaient rapportés aux dieux, bon ou mauvais oeil. Puis-je penser qu’il fallait d’abord survivre, avec les savoir de l’époque ? qu’il fallait être en pleine santé, vigoureux, solide sur ses deux jambes. Survivre orientait le discours, sans mots pour comprendre ce qu’un corps subissait. Lecture du corps, des symptômes, des douleurs de leurs causes et conséquences sont des connaissances médicales qui encore aujourd’hui passent pour des sensations de faiblesse, donc des frayeurs hors mots pour les penser autrement.
Deux ou trois petits exemples :
J’ai souvent eu cette impression quand je parlais avec des malades que leurs souffrances, leurs corps leur étaient étranger. Ils ne savaient pas dire où ils avaient mal, ni comment, en tous les cas ne trouvaient en français aucune correspondance avec leur langue. Pire, plus d’une fois je les voyais cacher leurs maux aussi longtemps qu’ils ne se voyaient pas… et même après jusqu’à la mort se taire… les femmes aussi cacher leur grossesse le plus longtemps possible.
Je me souviens de Mamour, un ami de vingt ans. Un dimanche soir, il me téléphone paniqué. Il s’étouffe. Je lui dis de prendre un taxi pour se rendre à l’hôpital. Je le rejoins. Il passe des radios et toute une panoplie d’examens. Ses poumons sont pleins d’eau, en conséquence d’une hypertension dont il ignorait l’existence. Je reste atterrée des douleurs et de la fatigue qu’il devait subir depuis bien longtemps. Comment avait-il pu souffrir sans rien en parler, demander ? Les petits signes du corps vous alertent… lui ne s’était jamais inquiété, n’y avait jamais pensé, n’avait jamais prit un jours d’arrêt, pire il me dit qu’il n’avait rien senti. Pourtant ses deux reins étaient irrémédiablement détruits. Au fond de la maladie encore, il était incapable de me parler de son mal… cela semblait défendu.
Mamour fut loin d’être le seul à me plonger dans ce désarroi devant une logique sans soulagement, et qu’il refusait de lâcher « parce qu’à l’hôpital on y va toujours pour mourir ». De la même manière d’autres malades me déroutèrent en transformant une maladie organique en un lien d’aliénation hors discours avec le corps médical, en l’occurrence moi qu’ils y avaient rencontrée.
Ceci pour dire cela : quelque chose du pulsionnel et de ses douleurs se parle différemment dans les deux langues. Cela rend les rapports aux corps et aux affects presque opposés, du trop d’attention en Europe à l’indifférence ou au déni plus habituel en Afrique. Le rapport à la douleur et à la maladie a considérablement changé en occident. La diffusion de la médecine scientifique a enrichi la parole des mères offerte au corps de leurs enfants. Le rapport du sujet à son corps en a été considérablement modifié, tout comme les liens sociaux que les hommes ont ensuite développés..
Revenons aux deux espaces langagiers, français/anglais et Wolof, que nous interrogeons. Ils sont si spécifiques chacun, et pourtant si semblables en deçà comme au-delà des mots qui disent les vécus corporels singuliers. Dans aucune des langues les mots ne collent à la chose qu’ils désignent. Toutefois, à regarder de près leurs constructions respectives, il s’avère impossible ou presque de nous entendre sans quelques malentendus supplémentaires, ceux que les différences d’une langue à l’autre véhiculent dans les espaces des liens, de leur transmission et de la culture qui les représente. Les efforts que doivent déployer les traducteurs en donnent de nombreux exemples. La thèse de Abibatou Diagne sur La terminologie wolof dans une perspective de traduction en Wolof des termes techniques, explicite les complexités rencontrées dans l’intégration au wolof de la lexicologie médicale et scientifique.
Quelques exemples de ces métaphores agglutinantes. Elles expriment beaucoup, mais peu des ressentis, ni d’affects. Par contre un fond moralisateur est déjà là.
« Le corps enfante sans avoir porté » La maladie survient à l’improviste. (Rwanda)
« Le poisson non avalé n’est pas vomi » La maladie dont on ne connait pas la cause est difficile à guérir. (Burundi)
Ainsi, ces langues riches de métaphores, pauvres en termes conceptuels, comme le souligne Abibatou Diagne, concernent dans leurs racines moins l’expression des ressentis du corps, et dans leur foulée ceux du lien à l’Autre maternel et aux affects d’amour bercées par les logiques médicales de la conception du sujet. Cela met en lumière la pudeur dans l’expression des sentiments qui émanent des ressentis pulsionnels, qu’ici il vaut mieux taire parce que cette singularité dévoilée désolidariserait le groupe familial et communautaire. Jusqu’à une époque récente, où ont fleuris les soap opéra africains après l’envahissement de ceux qui venaient du Brésil, les nécessités morales des liens prédominaient sur les partages des souffrances individuelles physiques ou psychiques.
Jacqueline Rabain observe dans son enquête sur l’enfant wolof du Sénégal, que « le tout premier âge appelle la mobilisation de représentations fondées sur des correspondances entre l’homme et la nature, et, en particulier, le caractère fluide ou solide des composantes corporelles. » Le nourrisson, liir, « est d’abord décrit comme liir bu tooy, c’est-à-dire nouveau-né fragile, délicat. La première étape de la croissance est représentée par un assèchement et un durcissement des cartilages grâce à l’évaporation de l’eau qu’ils contiennent. L’affermissement des os permet à l’enfant de devenir liir bu dëgër, nourrisson ferme, résistant. » comme un combo bien mûr. Plus que les souffrances du corps et ses états d’âme, les mots qui tissent les premiers liens s’attachent à la force et à la solidité, qui préservent la vie.
Résumons. Les différences du penser et partager les vécus, s’enracinent dans la prime enfance, avec les mots portés par la mère et tous les autres sur les vécus du corps. La différence entre le Wolof traditionnel, dans ce qu’il imprègne encore aujourd’hui les liens, cette différence est considérable avec les langues pétries du discours de la science. D’un coté les expressions sont imagées sur fond d’éléments de la nature et d’une morale du lien, et de l’autre les expressions sont plus conceptuelles en termes d’attachement, incluant les ressentis physiques puis psychiques. Cet enracinement va jusqu’aux plus intime des personnes, et chacune de ces langues dessinent l’imaginaire spécifique de l’espace langagier où se déploient toutes les rencontres. Ces liens des mots aux choses de la vie complexifient d’autant plus les relations inter-culturelles, qu’au fil des siècles au décours de la colonisation les deux langues se sont enrichies mutuellement incorporant leurs malentendus, incompréhensions, jusqu’à trop souvent se mettre en miroir.
L’avons-nous assez fait entendre ? Cette complexité est autant lexicale que grammaticale, comme y insiste Abibatou Diagne dans sa thèse, questions que l’on croise tout autant chez des auteurs littéraires comme Abdoulaye Elimane Kane et Mohamed Mbougar Sarr, pour ne citer qu’eux.
Histoires d’après la décolonisation
Ce malentendu des langues et des mots, que J. Lacan désignait par la maxime « y a pas de rapport sexuel », est venu s’habiller depuis les années 50 d’une lecture collective des faits du passé colonial européen-africain, des raisons et intentions qui s’en sont imaginées, puis cultivées. Aucune rencontre actuellement ne s’effectue hors le canevas d’idées et d’habitudes dont ces mots du temps l’habillent.
Une chercheuse en anthropologie, s’interrogeant sur les migrations des européens en Afrique de l’Ouest, relève combien la rencontre entre le toubab et le sénégalais est construite sur un imaginaire commun qui fige les protagonistes dans des positions stéréotypées, ou chacun cherche dans l’autre l’exotisme, dont il rêve ou qu’il redoute et envie.
« Je me retrouvais face à un migrant français qui, fort de son raisonnement culturaliste, me discriminait en tant que toubab parce que je ne partageais pas sa vision racialiste et primitiviste de l’africanité. »
Ces mises en scène d’un exotisme noir en miroir de la blanchitude chez les expatriés, se révélaient arcboutées sur l’appât du gain chez les sénégalais. Les illusions de fortunes plongent en effet ces derniers dans le dévoiement des traditions de l’aumône en terre d’islam.
« Les résidents européens, retraités ou chefs de petites entreprises, constituent localement une classe sociale supérieure, et cette appartenance n’est pas toujours assumée, d’autant qu’ils proviennent en grand nombre des classes moyennes européennes. Largement sollicités pour des dons financiers, leurs refus récurrents les confronte à des escroqueries, quand leurs interlocuteurs sénégalais ne les renvoient pas à du racisme : ces derniers manient très bien les rhétoriques misérabilistes et postcolonialistes face à leurs voisins européens. »
À tous les niveaux, d’une rive à l’autre, le sens du ou des mots ne colle pas, ne véhicule pas les mêmes imaginaires de situations pourtant communes, partant les mêmes vécus des corps, les mêmes ressentis affectifs produisent des liens différents. Les modalités de filiation et d’affiliation, les codes de comportements dans chaque langue respective semblent creuser entres elles un fossé invisible. La fixité en miroir des représentations de l’homme par l’homme, les lectures du réel qui font réalités, ne cessent de cliver ces groupes sociaux dans des humanités qui ne savent pas se reconnaître.
Différences des imaginaires
La différence entre les deux langues est aussi une différence des imaginaires. La compréhension des mots, leur sens ne sont pas identiques. Ici, comme toujours, traduction est trahison. Dans notre conte, cette histoire ne serait pas arrivée si la vieille dame n’avait, une quinzaine d’années plus tôt, entendu la « demande » du jeune M. G de la considérer comme sa mère. En l’acceptant, elle en avait joué la partition selon la compréhension et les repères symboliques français ; la suite révélait qu’il n’en avait rien entendu, ni compris, donc n’avait pu accepter le sens des choses ainsi posées. Au moment de la séparation, il tomba dans un gouffre hors symbolique. Dans son espace de compréhension, elle devenait « pas-là », disparaissait, donc il perdait tout, quand il ne voulait rien perdre. Les calculs de Mme B. étaient trop compliqués pour lui, et la notion d’usufruit pas concevable, puisque bien différé dans l’avenir, hors discours. Lui il voulait qu’elle soit là, le bien aussi, et que rien ne bouge, que tout soit comme toujours. La mort c’est pour plus tard.
Les mots mère et fils se révélaient à l’instant de la séparation ne pas emporter dans les deux langues les mêmes repères pour des vies qui ne se pensaient pas selon le même modèle. Pour M. G ce départ était une rupture de la parole, alors que M. B l’avait toujours entendue comme une parole donnée incluant sa mort dans l’espace symbolique qui, en occident dessine le sens de la vie. Manifestement, pour M. G, elle n’agissait pas selon son fantasme et ses repères du maternel, manifestement selon Mme B, il ne se comportait pas comme un fils respectueux de sa dette symbolique. Elle avait pensé qu’il s’inscrirait dans la transmission des savoirs et connaissances qui font marcher le monde occidental, lui s’était probablement installé dans un « toujours là » ou elle aurait toute sa vie subvenu à ses besoins. Le quiproquo des langues, s’enracinait dans l’incontournable malentendu inhérent aux fantasmes singuliers de chaque protagoniste. Les mots : enfant, fils, filles, mère, père, papa, maman, oncle, tantes, cousins, grands-parents et amis étaient vivants dans leur polysémie, et touchant ici aux racines du don, ils venaient comme un drôle d’écho décalé au processus en jeux dans la décolonisation… un enfant qui ne voudrait pas s’éloigner de sa dépendance infantile, quand bien même fut-elle contrainte.
De semblables méprises se rencontrent aussi dans les mariages mixtes. Le mot aimer, qui existe dans les deux langues, n’est pas pris dans les mêmes représentations, ni des usages identiques. Aussi mari et femme, avec la polygamie ne recouvrent pas les mêmes réalités. La polysémie de rupture du sens creuse au fil des années un profond malentendu dans ces rencontres. Rien de moins sûr que l’amour aient eu le même sens des la rencontre pour les amants, pour l’époux et l’épouse. La méprise du fantasme est au principe de tous les amours. Elle se trouve ici redoublée par l’écran des racines du verbe.
Différence de structure des langues
Le Wolof est la langue maternelle de notre héros, quand le français est celle de la vieille dame. Le Wolof est une langue amalgamique, qui fonctionne par juxtapositions et entremêlés de termes représentant personnes, objets, images et actions. De leurs amalgames dans des ordres déterminés surgit le sens. Il comprend peu ou pas de termes conceptuels au sens entendu par le discours de la science. Il fonctionne par représentations et récits, de manière orale avec tous les ajustements que la palabre déploie pour s’assurer de la compréhension des interlocuteurs. Cela donne à cette langue très imagée une allure métaphorique, qui nécessite l’interprétation des interlocuteurs, pour vérifier auprès de l’énonciateur sa compréhension.
La glace devient l’eau caillou, et je reçu un jour cette remarque d’un des gardiens de ma maison : « pourquoi tu parles si court Madame, moi pas comprendre ».
Cette spécificité donne l’occasion de maints débats parmi les linguistes, dont celui de la question du sujet.
« Nous nous écartons donc ici de la position de ceux qui, comme Yaguello (1981), Diouf (1985) ou Robert (1994), font valoir que l'énonciateur est toujours implicitement présent derrière un énoncé, quelle qu'en soit la forme. Nous admettons volontiers cette idée générale, mais nous prétendons qu'il est souhaitable de distinguer les perspectives pragmatique et syntaxique : s'il est vrai que tout énoncé émane d'un énonciateur, il n'est pas vrai que l'énonciateur soit encodé dans toute construction - nous nous rallions notamment sur ce point à Benveniste (1946/1966) et Banfield (1982). »
Cette question du sujet est d’autant plus vive, que les verbes être et exister, tels que nous les connaissons, sont absents de cette langue, où l’énoncé est toujours une action faite par une personne. Exemple: je pars : damay dem, tu pars : dangay dem, ou dama marr : j’ai soif. C’est la forme du sujet qui change, damay ou dangay, pas le verbe dem, ce qui se traduit communément par moi partir. On peut dire : je suis là ou je ne suis pas là, mais pas : je suis, au sens d’exister. Nous voilà face à une langue qui ne comprend pas de manière explicite la notion de sujet, en tant que penser de l’être, en tant qu’interrogation d’une personne sur lui-même et sa vie, telle qu’elle se pose dès l’enfance dans les langues indo-européennes.
Ainsi dans un petit livre de proverbes africains publié chez Marabout en 2007, n’apparaissent pas les entrées : personne, individu, être, sujet, sentiments, affection,…
Entendez-vous les méprises qui peuvent s’en suivre ? Entre nos deux protagonistes, Mme B. s’est toujours adressée au sujet qu’elle supposait chez M. G, et ce dernier a toujours fait écho à la personne qu’il voyait là devant lui sans, dans sa langue maternelle, disposer de concepts pour l’interrogation de ses intentions dans la relation, seulement d’images ou de paraboles aux figures multiples, un peu comme le faisait Jean de La Fontaine avec ses fables animalières. « Cette leçon vaut bien un fromage sans doute ? »
Un élément se dégage fortement. Si la culpabilité est un ressort de la culture occidentale, inhérent à cette question du sujet enraciné dans un fond religieux chrétien, elle est aussi un des mots absent du Wolof. Dans cette langue, la personne est là ou pas là, comme les objets, les ancêtres ou les djinns… elle fait ou fait pas, ceci ou cela… le reste plait aux dieux ou pas.
L’idée même de temps, qui chez nous ponctue les modalités du désir, est en Wolof corrélée à cette particularité du « là/pas-là » qui semble sans intention. Un objet ou une personne sont là ou pas-là. Une action est faire ou pas faite. Les conjugaisons n’ont donc pas le temps comme organisateur (présent, imparfait, futur). Elles ont d’autres repères apparentés aux modes de faire et d’être-là. Ce sont : le parfait, le présentatif, le narratif-aoriste/accompli, l’impératif, l’obligatif, l’emphatique. Si le présent et le passé sont discutés dans de nombreux travaux, il est fait moins de cas du futur, le prévisionnel. Étrange système pour notre compréhension qui s’opère d’un sujet et d’un temps chiffrable. Cette perception autre prend toute sa différence dans les traditions de visite. Au Sénégal on peut s’inviter dans la famille ou chez un ami à tout moment du jour et de la nuit. Pour nous impensable, au sens d’impossible à penser. Dans le travail, cette habitude rend toute organisation et logistique riches d’imprévus. Les expatriés ont alors pris une habitude amusante : ils précisent leurs rendez-vous d’une question: « heure toubab ou sénégalaise ? ».
Pour dire lors des visites qu’il faut savoir se retirer à temps, au Rwanda on récite ce proverbe : « là vache qui reste en place longtemps s’éloigne avec une fléchette », au Sénégal on « demande la route ».
Aussi les notions de spacialisation leur sont particulières. Dans leurs déplacements, les choses et les personnes sont là ou pas là. Tout ce qui concerne les trajets devient de ce fait compliqué, il faut de longues conversations pour expliquer où l’on est par téléphone, et préciser une adresse ou un trajet d’un lieu à un autre passe par quelques méandres. Un jour, le gardien de la maison agacé, quand j’insistais pour savoir où il était, finit par me dire : « je t’explique pas de toute façon tu pas connaître et pas comprendre »
« On ne prévient jamais de son départ ni de son voyage à venir, on informe de son arrivée. Il ne faut pas que les mauvaises langues, que les mauvais sorts affectent le voyage. Arrivée dans la nouvelle maison les talismans suspendus au-dessus de la porte ou enfouis dans le jardin précèderont la venue des visiteurs. » Florence Rolland-Niang